Par Michel Poivert, lundi 10 décembre 2007
Article
publié sur
http://www.sfp.asso.fr/vitevu/index.php/2007/12/10/205-pierre-faure-japan-livre-nocturne/
On
doit à l’éditeur allemand Daab l’initiative de publier Japan du
photographe français Pierre Faure avec une courte introduction de Franz van der
Grinten. L’ouvrage est un des plus impressionnants de l’année, avec un format
majeur (26 x 36,5cm) et un nombre d’images en proportion (125). La chose n’est
toutefois pas étonnante puisque Pierre Faure – trop peu montré en France il est
vrai (nous l’avions présenté dans "La Région humaine" au MAC de Lyon
fin 2006 avec une sélection du corpus édité aujourd’hui) – est représenté par
la galerie de Cologne Kudlek van der Grinten. Les visiteurs de la dernière
édition de Paris Photo ont pu découvrir quelques tirages de Japan sur
le stand de la galerie allemande. Aujourd’hui mieux connu outre-Rhin qu’en
France, Pierre Faure affirme donc un travail qu’il est urgent de diffuser ici.
Mission que remplit aujourd’hui le livre Japan.
Il
fait suite à un long chemin créatif, environ trois ans avec deux séjours au
Japon – dont le premier en résidence à la Villa Kujoyama, à Kyoto. Alors que
nombre de gros livres de photographies fleurissent sur le thème de la Chine et
de ses métamorphoses, Pierre Faure choisit de s’intéresser au Japon qui, s’il
ne cesse d’incarner une image de progrès technologique, apparaît déjà comme une
figure antique de la mondialisation. Rien donc ici d’un reportage épique et
d’une fresque précisionniste à la Gurski sur les chantiers et les flots humains.
Rien surtout d’une esthétique attendue du vide, de la ligne, bref du japonisme
du siècle dernier régulièrement rejoué dans la photographie contemporaine.
Non,
le parti pris est radical: ce livre est un nocturne. Il est en cela une
proposition esthétique d’une rare originalité. On reviendra dans un instant sur
la technique, mais disons tout d’abord la grâce des images et de leur
agencement au fil des pages. Un dialogue est établi entre les figures, leurs
attitudes et les vues urbaines. Des points de vue rapprochés sur les êtres
saisis le plus souvent à l’improviste dans une gestuelle chorégraphique –
figures retournées, repos du corps, jeux des transparences, postures au sol,
visages en plans rapprochés, attitudes infinies d’addiction à la téléphonie – jouent
ainsi avec des vues plus lointaines sur l’architecture traitée comme un pliage.
Les
vues peuvent, au premier abord, paraître répétitives. Mais il n’en est rien, il
s’agit de variations (et non d’une exploration au sens topographique) et de
résonances entre l’intensité psychologique des personnages et la cité. Peu de
groupes, de rares dialogues évoqués, la traditionnelle figure du solitaire dans
la grande ville est affirmée avec la couleur pour élément dynamique. Celle-ci
est toujours irréelle. On semble assister à des crépitements pop, mais comme
figés. Rien d’un tournoiement de mégalopole. La position du photographe est
statique et impose à la vue une stabilité totale. La couleur est traitée sur un
mode des plus curieux (je pensais en regardant le livre au merveilleux film de
Stephen Dean intitulé No More Best, 2003), on ne parvient pas à
comprendre comment elles sont aussi franches sans jamais être éclatantes comme
le sont les lumières des villes une fois la nuit tombée. Car tout est noir dans
Japan, ou plus exactement tous les ciels sont noirs, uniformément
noirs: de couleur noire. Mais, bien sur, ce nocturne est d’artifice, et c’est
sur lui que repose toute la puissance du traitement. Le nocturne est par
définition une nuit artistique. Pierre Faure s’est donc attaché à un genre né
du croisement du romantisme et du naturalisme.
Il
ne s’agit donc pas d’un effet: le choix de passer systématiquement l’image au
noir là où se diffuse la source lumineuse, cette inversion à vrai dire, a
permis de rebâtir le traitement visuel de la ville et d’installer une
atmosphère. Cette idée n’était pas un préalable aux prises de vue, elle est née
dans le travail sur les images existantes. Pierre Faure nous explique: «J'ai
sélectionné la zone correspondant au ciel en suivant les arêtes des immeubles
et en conservant autant que possible les éléments plus discrets (réservoirs
d’eau, fils électriques, structures métalliques (parfois vides) qui servent de
support à un affichage publicitaire ou autre, antennes de réception hertziennes,
relais téléphoniques, etc). Puis j'ai supprimé l'information contenue dans
cette zone en gardant un fond noir. Mais cette soustraction donne lieu à une
image totalement laiteuse, grise, qui n’a plus de contraste. J'ai donc dû
ensuite modifier globalement la densité de chaque image, ce qui représente en
fait un changement extrême (avoisinant souvent une centaine de points de
densité), avec des variations par zone en fonction de la répartition de la
lumière, de la luminosité des immeubles et d'une foule d'autres éléments».
Car
voilà l’explication de ces couleurs étranges: elles proviennent d’une lumière
du jour que l’artiste a éludé, leur nature ne devient plus alors
compréhensible, nous voyons de jour en pleine nuit. Mais un jour nécessairement
réinventé, né de sa propre disparition. A cette étrange paradoxe qui produit
une poésie inédite s’ajoute la perturbation des échelles: tout n’est plus que
maquette, tout est irréel car notre rapport à l’espace est lui même perturbé
par cet oxymore d’un jour plongé dans la nuit et pourtant toujours visible. Les
êtres évoluent dans ce climat, jamais mis en scène rappelons-le, mais regardés
avec cette part de théâtralité qu’impose à tous la proximité furtive des
autres.
Tout
semble alors gouverné par le désir. Non celui d’une sensualité donnée pour
elle-même mais une érotisation des relations sociales: la sophistication de la
fausse ingénuité des femmes épouse l’impunité des regards masculins filant le
long des jambes des passantes. Et, quand dans ce livre nocturne les êtres ne
sont pas amants dans la parade sociale, ils rêvent. Les figures les plus
puissantes sont définitivement celles d’ouvriers, de voyageurs ou de clochards
qui habitent ce livre comme des consciences muettes. Leur désir s’est dilué
dans l’encre des ciels. Alors oui, à sa manière, Japan est un livre sur le
Japon, sur son urbanisme calligraphié et sa culture érotique, celle que l’on a
aimé dans le cinéma et la littérature. Pierre Faure est ainsi parvenu à ruiner
tout espèce d’exotisme sans tomber dans les standards d’une esthétique
mondialisée, cet espace dégagé par une extrême exigence donne encore à la
photographie un rôle décisif dans le renouvellement de l’imaginaire.
Illustration:
Pierre Faure, "Girl with a golden dress",