Ecrits sur l’art
contemporain – par Mo Gourmelon – Editions Espace Croisé, 2004
En 1995, pendant les
grèves qui ont agité la France, Pierre Faure descend dans la rue, à la
rencontre de grévistes. Dans cet état d’urgence et d’émulation où les gens
s’expriment ouvertement, il décide de rester avec eux, de s’inscrire dans la
grève et d’en faire un film qui retracerait l’expression et l’enjeu de leurs
revendications et aspirations. Pierre Faure utilise invariablement la vidéo et
la photographie mais d’une manière distincte. Cependant la finalité de l’image
enregistrée quelle soit vidéographique ou photographique est pour Pierre Faure
une façon d’inscrire le monde dans son travail.
« Ce qui était intéressant , avec le film Quelques
jours en décembre, n’était pas tant de
faire un entretien filmé, que d’accéder directement à une expérience collective
qui se produisait d’ailleurs entre des gens qui se sont découverts eux-mêmes.
Se plonger complètement dans un contexte donné sans même parfois avoir beaucoup
de recul sur ce que l’on faisait parce que les choses allaient à des moments
donnés très vite, était passionnant. Il n’y avait pas de maîtrise, bien au
contraire ».
Mo Gourmelon : Vous utilisez invariablement la
photographie et la vidéo dans votre pratique, la capacité d’enregistrement immédiat
de la vidéo vous intéresse-t-elle ?
Pierre Faure : Oui... mais avec la vidéo, on
peut aussi écrire un film au fur et à mesure. Ce qui m’intéresse avant tout. On
peut voir ce que l’on a fait tout de suite. On peut éventuellement commencer le
montage tout en continuant à tourner. Tourner, pouvoir faire le montage,
continuer à tourner, continuer à faire le montage ; on a la possibilité de
construire de cette manière avec la vidéo.
Le processus de création peut à mon avis être très
différent du cinéma en général ; en filmant, par exemple, pendant un an.
Dans le cinéma direct, quelques films se déroulent de cette manière, en
intégrant la durée. D’une manière générale, la finalité d’une image enregistrée
qu’elle soit photographique, vidéographique ou cinématographique est pour moi
une façon d’inscrire le monde dans mon travail. Regarder le monde,
l’observer tout en l’analysant et donc le redécouvrir, l’enregistrement n’a pas
pour moi d’autres significations. Je ne sais plus qui disait que lorsque l’on
voit une station service filmée dans les années soixante par Jacques Tati, on
voit vraiment à quoi ressemble une station service aujourd’hui. Toute image
contient un temps. Ce rapport au présent que l’on peut avoir à partir des
images enregistrées est la trame de base de mon travail. Avec la vidéo c’est
plus difficile qu’avec la photographie où l’on n’a pas ce problème de
production et de finalisation. Il y a bien sûr le tirage, mais au moment où
l’on fait le travail, on a une liberté plus grande. Cette liberté là est très
présente.
MG : Quelles sont ces contraintes ?
PF : Pour moi la vidéo pose un problème à
partir du moment où l’on veut vraiment sortir de chez soi. Il ne s’agit pas de
faire du cinéma parce que cela n’aurait aucun intérêt. Il existe beaucoup de
possibilités de productions en vidéo qui seraient très
intéressantes, avec des moyens qui seraient totalement inférieurs aux moyens du
cinéma, mais totalement supérieurs aux moyens qui sont nécessaires pour
réaliser de la vidéo en chambre. J’ai du mal à me réconcilier avec la
claustration, le nivellement du corps ou de soi, mis en jeu dans un déni du
monde extérieur.
MG : Dès lors comment abordez-vous le monde
extérieur ?
PF : Je ne pars jamais d’un plan prédéfini et
où les choses sont calculées ou prévues à l’avance. Si je sais un peu ce que je
cherche, je ne sais pas ce que je vais obtenir. C’est aussi cela qui
m’intéresse et avec la photographie. Avec la vidéo, on peut travailler en
intégrant les processus de production, une marge d’indéfini. Cependant, il
existe une réelle difficulté à tout réaliser seul, les plans, les prises de
son, le montage, même avec ce moyen relativement simple qu’est la vidéo. Ce qui
explique que l’on ait autant de bandes où des questions de montage semblent résoçlues avant d’avoir été expérimentées.
Au cinéma, parfois, les réalisateurs ont beaucoup
plus de libertés d’action que dans la vidéo où l’on est un peu condamné à
rester tout seul chez soi, à faire le con devant sa caméra pour qu’il se passe
quelque chose. Quand Chantal Ackerman va filmer à Moscou les gens qui attendent
le bus à 6 h. du matin, - D’est est
un très bon film -, elle le fait en cinéma. Ce film n’est pas tout à fait un
bon exemple. Il a été présenté simultanément dans sa version filmée et sous
forme d’une adaptation en installation vidéo d’une trentaine d’écrans.
MG : Vous avez
réalisé le film Quelques jours en
décembre pendant les grèves de 1995. Les personnes que vous filmez semblent
complètement oublier votre présence et sont complètement elles-mêmes en exprimant
leurs aspirations. Ce qui tranche avec la représentation habituelle, un peu
veule et caricaturale des grévistes, saisie par les médias, et à laquelle même
le récent Ressources humaines de
Laurent Cantet n’échappe pas.
PJ : J’ai trouvé la
première moitié du film assez caricaturale effectivement et réductrice. Puis
les choses deviennent plus compliquées. Elles basculent et ne restent pas à ce
niveau simpliste. J’ai trouvé que le film était intéressant dans ce
basculement, qui réside essentiellement dans la scène avec le père. Dans le film Quelques jours en décembre, les gens existent pour eux-mêmes, pas
en tant que représentants d’un camp ou d’un autre. On se fiche de savoir s’ils
appartiennent à un syndicat... Ils n’en ont pas le discours dominant. Ces gens
très réels, qui sont inscrits dans une situation d’urgence, ont un mode
d’existence qui dépare totalement de l’appartenance ou de l’identification à
une étiquette, ou à un parti. Il y avait une espèce d’immanence de relation au
présent d’être ensemble qui dépasse totalement ces questions là.
MG : Vous avez gagné
leur confiance...
PF : Il y avait des
gens qui continuaient à se méfier même jusqu’à la fin du tournage. Dans un
groupe de cinquante personnes, il est difficile d’avoir des conversations de
trois heures soutenues avec chacun. Une certaine méfiance est totalement
légitime. Avant de contacter le centre de tri postal, je m’étais rendu dans un
local RATP, où les grévistes ont refusé de se laisser filmer. La télévision
était passée avant moi ! Des journalistes de France 2 avaient apporté des
packs de bière. Il existe une espèce de démagogie et d’hypocrisie dans la façon
d’instaurer un rapport avec les gens que l’on va filmer. Je me suis livré à des
discussions incessantes. On a passé la moitié du temps du tournage à discuter
avec les gens sans filmer. Il n’y avait pas de stratégie calculée de ma part,
dans un contexte où les gens passaient leur temps à parler ensemble. On parlait
avec tout le monde tout en essayant de garder un peu de temps pour le tournage.
Les grévistes voulaient savoir qui j’étais, ce que je faisais, ce que j’avais
envie de faire, ce que j’allais faire du film, rien de plus normal.
MG : Comment vous
présentiez-vous ?
PF : Je me présentais en disant que j’avais
envie de rester avec eux, de m’inscrire dans cette grève et d’en faire un film
qui retracerait leur point de vue, où plutôt celui qu’ils avaient au moment où
cela se passait. Dans le cinéma direct, où l’on ne rémunère pas les gens comme
dans une fiction, on filme seulement le rapport que l’on a avec eux. L’histoire
du tournage s’inscrit dans le film. Depuis la nouvelle vague, le fait que le
film soit l’histoire de son tournage est devenu évident. Comme disait Godard,
une fiction n’est qu’un documentaire sur le travail des acteurs.
Alors il y a des moments où les gens oublient la
caméra. A la fin du montage, j’ai bien sûr montré le film aux grévistes. A ce
moment là, (un an plus tard), il était question qu’ils repartent dans un autre
mouvement de grève. Certains d’entre eux voulaient utiliser le film pour une
projection politique afin de motiver les gens susceptibles de suivre ce
mouvement naissant, mais ça n’a pas marché ! Je n’ai pas eu de leur part
de critique vraiment cinématographique. Mais ils trouvaient que le film
reprenait le déroulement de la grève et qu’ils n’étaient pas aliénés de leur
expérience. Même si un film est toujours bien en dessous de l’expérience des
gens, quoiqu’on puisse en dire.
MG : Cette notion d’expérience vous semble
primordiale.
PF : Il existe dans les médias, une mise en
scène qui vise à réduire et à nier totalement les expériences, mais aussi les
raisons des expériences des personnes qui à un moment donné sont engagées
politiquement, par exemple, dans une histoire. Serge Daney disait que dans une
société du spectacle qui fonctionne exclusivement sur des besoins commerciaux,
les expériences n’ont pas à être transmises ni débattues. On doit être seul
avec sa propre histoire qui n’appartient pas du tout à l’Histoire, sans rien
partager avec les autres. Il est curieux de constater que beaucoup de gens
considèrent que n’importe quel film qui joue sur des pulsions d’agressivité est
plus extraordinaire que leur propre vie, parce qu’il est plus spectaculaire.
C’est totalement faux. C’est le contraire. L’enregistrement nous permet
d’accéder par bribe aux autres et à leurs expériences.
MG : C’était l’esprit du film La pesanteur et la grâce, réalisé en 1997 avec Marie-Françoise Le
Jalu?
PF : Au départ, je devais filmer dans un
supermarché et j’ai vu le geste de cette femme à cette caisse. J’ai trouvé le
court-métrage beaucoup moins intéressant que ce simple geste. Le geste de la
caissière est lié à ses ongles très longs qui donnent à sa gestuelle une sorte
de sensualité. L’idée était de montrer certains gestes inutiles, qui ne font
pas partie du processus de production ou du rendement. Il y a des tas de gestes
qui échappent à la rationalité extrême de la rotation rapide. Partir d’un
geste, d’un rapport physique et ce qu’il y a d’impensé dans sa réalité. J’avais
aussi en tête un passage de Sauve qui
peut (la vie) de Godard, un texte qui est dit dans le film, que je trouvais
très beau, quelque chose comme « un geste à contretemps, une bouffée
d’irrégularité, tout ce qui crie en silence : je ne suis pas une machine ». A
partir de là, il s’agissait d’essayer de transmettre une partie de cette
expérience, qui n’est pas, contrairement à ce que certains pourraient penser,
banale. Faire passer tout un supermarché dans ses mains, c’est peut-être
brutal, mais pas tellement banal à mes yeux, c’est même plutôt extraordinaire.
Les propos de cette caissière sont très sobres.
MG : Il est étonnant
de constater la proximité que vous instaurez avec les personnes que vous filmez
tandis que les personnes photographiées sont mises à distance.
PF : Oui mais pour moi il n’y a pas d’image
sans corps. Je vis dans un monde peuplé et
je tiens à produire des images dans ce sens. Beaucoup d’autres images
produites ont en revanche une façon d’isoler le corps, de ne plus le mettre en
rapport avec le monde qui l’entoure, de ne pas jouer sur les relations qui
peuvent se produire. C’est ce qui m’intéresse avec la photographie. La
photographie qui arrête le temps permet aussi de tout regarder, c’est à dire
d’avoir le temps de regarder. J’essaie de figurer des rapports entre un ou
plusieurs individus individu et l’environnement qui les entoure. Cela suppose
une certaine mise à distance physique, en un recul, qui sont
tout à fait différents, non pas tellement de la proximité, mais de la fragmentation
qui s’établit en quelque sorte avec la vidéo. Les images fonctionnent en
elles-mêmes. Il peut exister des liens entre elles mais indirects. Le statut
même de chaque individu dans chaque image peut changer. La plupart des photos
que j’ai faites supposent une pratique de l’espace, un certain travail
d’observation. Je repère un endroit dans lequel je reviens plusieurs fois.
MG : Certains endroits vous semblent plus
propices à engendrer cette relation entre l’individu et l’environnement ?
PF : Il existe des endroits où je sais que je vais pouvoir extraire quelque chose. Je ne pars jamais d’un scénario très défini, même si je prends des notes et que j’ai une idée vague. Toute image, tout film a un côté documentaire. Il existe beaucoup de fausses fictions. La fiction cela ne veut rien dire. Ce sont à la fois des images construites- mais en même temps, ce sont des images crues. Au cinéma, il existe également une différence entre le cru et le cuit. Je garde peu d’images. La difficulté est de pouvoir justement à la fois traiter l’espace et les personnages qui vont s’y inscrire, la situation qui va avoir lieu. Mon travail est en cohésion permanente avec ce qui se déroule autour de moi. Je vois un peu la ville comme un film permanent. Avant d’avoir affaire à des individus socialement déterminés je considère d’abord les corps. L’attitude du corps, un geste, une manière de se tenir debout. Il existe une richesse inimaginable dans la façon dont un individu se comporte, dans ses attitudes et ses postures. Par exemple, j’ai fait une photo d’un arrêt de bus où on voit peut être cinquante personnes, pas un n’a la même posture. En ce sens, le monde a pour moi un côté féerique.